Les mosaïques Odorico à Rennes : la touche italienne

Rennes se découvre pour ses mosaïques, qu'elle doit à une famille d'artisans débarqués d'Italie à la fin du 19e siècle. Voici l'odyssée des Odorico.

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Détail d'une mosaïque au sol d'un magasin de la galerie du théâtre : cercles colorés qui s'entrecroisent.

Droits réservés : ©Arnaud Loubry

Du 28 février au 2 mars 2025, la famille Odorico était à l’honneur au Couvent des Jacobins (lien externe). La raison ? Célébrer, comme il se doit, les 180 ans de la naissance d’Odorico père et les 80 ans de la disparition d’Odorico fils. Un juste retour des choses pour ceux qui ont fait de Rennes "la capitale de la mosaïque dans le Grand Ouest".

La ville conserve des traces, nombreuses et bien visibles, du travail des Odorico : la façade du magasin Crazy Republic, celle de l’immeuble Poirier, le décor de la crêperie Bretone, l’intérieur de la piscine Saint-Georges… Odorico se découvre en balade, le nez en l’air ou le regard rivé au sol, mais surtout l’esprit à l’affût de ces petites touches colorées qui enchantent l’architecture locale.

L’histoire de la famille Odorico mérite aussi un peu d'attention. Ces immigrés du nord de l’Italie sont venus chercher fortune en France, à Paris puis à Tours avant de s’installer à Rennes où Isidore Odorico père, son frère Vincent puis son fils Isidore ont fini par s’imposer comme les Mozart de la mosaïque. 

Du Frioul à Paris

En 1861, le chantier du nouvel opéra de Paris est attribué à Charles Garnier. L’homme veut rompre avec la monotonie de l’architecture haussmannienne et souhaite en faire un lieu somptueux. L’avant-foyer et les sols seront recouverts de mosaïque. Renseignements pris, il déchante : les travaux dureraient une dizaine d’années. Impossible !

Alors qu’il s’apprête à renoncer, Garnier rencontre un chef d’entreprise d’origine italienne qui a une technique novatrice. Avec la « pose à revers », Facchina produit des décors de mosaïque à la chaîne : ils sont réalisés en atelier avant d’être posés sur place. Le temps et les coûts sont considérablement réduits. Bingo.

Facchina a besoin d’une main-d’œuvre importante. Il fait appel à des artisans mosaïstes de son Frioul natal, au nord de Venise. La région rencontre des difficultés économiques, alors les hommes ne se font pas prier. C’est ainsi qu’Isidore et Vincent débarquent à Paris. 

Plusieurs hommes et femmes posent devant une voiture. La scène se passe dvers 1930.

Repos dominical pour la famille Odorico, vers 1930. Assis sur le pare-chocs, à l'avant de la voiture, Isidore. À l'extrême-droite, son frère Vincent.   

Droits réservés : ©Rennes, Musée de Bretagne, collection Pierre Tressos

Isidore Odorico père : l’idée de génie

Le Palais Garnier est inauguré en 1875, et c’est un succès. Forts de leur expérience parisienne réussie, les deux frères décident de s’établir en France. Ils savent qu’ils pourront y gagner leur vie. Pour eux, ce sera l’ouest, et d’abord la ville de Tours.

C’est en 1882 qu’ils posent leurs valises à Rennes. Pas d’opéra en vue, mais ils créent leur entreprise et travaillent pour des particuliers. Sur leur carte de visite : « Pose de mosaïque vénitienne et romaine, mosaïque de marbre pour dallage, mosaïque en émaux et or ». Tout un programme.

Les Frioulans parviennent à élargir leur clientèle grâce au terrazzo granito. Le terrazzo granito est une grosse pâte de ciment mélangée à des morceaux de pierre concassés qu’on coule sur le sol, avant de l’aplanir. L’intérêt du terrazzo ? Obtenir une surface lisse et étanche. En Italie, il sert à nettoyer la maison à grande eau et à rafraîchir le sol pendant les mois chauds.

Le génie des Odorico tient en ce qu’ils le font adopter à Rennes, ville qui n’était alors pas connue pour souffrir de la chaleur. Ça marche ! C’est un sol bon marché pour les acheteurs. Leur carnet de commandes se remplit, par conséquent ils décident de s’établir en Bretagne pour de bon.

Si la plupart des motifs réalisés n’ont pas le faste de l’époque parisienne, on sent pourtant déjà l’originalité poindre, notamment avec la façade du magasin de meubles rennais Valton (aujourd’hui Crazy Republic) ou encore avec l’entrée de la villa Kermoor, à Saint-Quay-Portrieux. Et oui, il n’y en a pas qu’à Rennes ! 

Vue sur la partie haute de la façade du magasin de vêtements Crazy Republic avec les mosaïques d'Isidore Odorico père

Les mosaïques d'Isidore Odorico père ornent la partie haute du magasin Crazy Republic dans la rue d'Antrain.

Droits réservés : ©Dominique Levasseur

Isidore Odorico fils : alignement d’étoiles

Intégration

Contrairement à son père, Isidore fils est né et a grandi dans la capitale bretonne. Il est le fils breton d’un immigré italien et ça change tout ! Il fréquente les établissements scolaires de la ville, y fait ses études et noue des relations amicales. Il développe un réseau qui se transforme, le moment venu, en atout professionnel.

Les liens se tissent aussi grâce au sport. Isidore joue au Stade Rennais FC pendant plusieurs années avant de s’impliquer dans la vie du club. Il devient président des « Rouges et Noirs » en 1931 : c’est lui qui forme la première équipe professionnelle de la capitale bretonne. Sans surprise, il est une personnalité locale appréciée. Les notables du Grand Ouest le connaissent et le nom de l’entreprise familiale circule. 

Un monde nouveau

Lorsqu’il reprend les rênes de l’entreprise en 1918, le contexte lui est très favorable. L’époque est à la pierre et de nombreux architectes s’installent à Rennes. On n’a jamais autant construit et reconstruit qu’à cette époque : églises, halles, mairies, écoles, etc. C’est un monde nouveau qui sort de terre.

Ainsi, Arthur Régnault transforme de simples églises paroissiales en bâtiments remarquables et intègre de la mosaïque. Jean-Marie Laloy et Emmanuel Le Ray prennent le relais : les tesselles s’invitent dans l’architecture utilitaire (gendarmeries, crèches, écoles, bains, piscine…). Frédéric Jobbé-Duval, Hyacinthe Perrin ou les frères Mellet marquent la ville. Jean Janvier, entrepreneur dans le bâtiment et maire de Rennes de 1908 à 1923, se fait le porte-voix de l'architecture.

Les affaires des architectes rennais sont fructueuses, celles des mosaïstes ne sont pas en reste.

Alors, Odorico fils enclenche la vitesse supérieure. Des succursales sont ouvertes à Angers, Nantes et Dinard. L'équipe s'agrandit, passant d'une poignée d'ouvriers à une centaine. À l'époque, les méthodes de travail changent : elles gagnent en efficacité et en rapidité. Naturellement, la pose de la mosaïque en bénéficie. Isidore propulse une technique, jusqu’alors artisanale, dans l’ère industrielle.

Deux bancs devant un mur décoré par Odorico à l'intérieur de la crèche Papu.

Un exemple d'architecture utilitaire avec un décor Odorico dans la crèche Papu. 

Droits réservés : ©Musée de Bretagne, collection Alain Amet

De l’art dans tout

À la différence de son père, Isidore a étudié aux beaux-arts. Si son aîné lui a transmis le savoir-faire et les connaissances, Isidore développe une approche plus artistique. Ses motifs sont à cheval entre l’Art nouveau et l’Art déco qui renouvellent les formes au début du 20e siècle.

La période est foisonnante pour l’artisanat et l’intégration du beau dans les lieux et les éléments quotidiens. À la charnière de la construction et de l’objet, la mosaïque plaît : le matériau est coloré, chatoyant, inaltérable, il est aussi durable et économique.

Toutes les conditions sont réunies pour que la petite musique, faite de notes de couleurs, s’accélère et que les Odorico inscrivent leur nom de la famille sur les murs de la ville et dans l’histoire de Rennes.

Détail de la façade de l'immeuble Poirier avec de nombreuses tesselles dorées qui ressortent sur un fond gris bleu foncé.

Façade de l'immeuble Poirier sur l'Avenue Janvier par Isidore Odorico fils.

Droits réservés : ©Arnaud Loubry

La mosaïque, c’est quoi ?

Une technique particulière

Avant de partir sur les traces des Odorico à Rennes, voici quelques explications utiles.

La mosaïque est un assemblage de "tesselles" destiné à couvrir une surface. Ces morceaux de pierre ou de pâte de verre, découpés, sont accolés les uns aux autres dans du ciment. Les tesselles n’étant jamais parfaitement identiques, le rendu est discontinu et présente des aspérités.

Les tesselles sont choisies pour leur couleur, leur transparence ou leur luminosité. Juxtaposées, elles forment une image reconnaissable ou un motif géométrique. La technique ressemble au pointillisme en peinture : le décor est élaboré par petites touches.

La mosaïque est un art intégré à une surface, à un bâtiment ou à un objet. Elle n’est pas repositionnable comme pourrait l’être un tableau ou une sculpture en ronde bosse. Elle est un ornement pérenne, sauf à vouloir le détruire ou le recouvrir.

Fonction

Durant l’antiquité, la mosaïque recouvre les sols en terre battue et les surfaces murales en contact avec l’eau. Dans les villas grecques ou romaines, les « paillassons » et les « tapis » sont en galets, en marbre ou en schiste. La richesse des décors est proportionnelle à celle des maîtres de maison.

Au début de l’ère chrétienne, la technique est appliquée sur les parois et les voûtes des édifices religieux. Elle s’éloigne du fonctionnel pour devenir purement décorative. Les ornements servent alors à passer un message.

Le Moyen-Âge orne ses églises de mosaïques, mais elles se font plus discrètes, avant de disparaître. Les goûts changent, les techniques évoluent et les artisans s’en emparent.

C'est au Vatican que la mosaïque réapparaît, par hasard, au 17e siècle. De précieuses peintures s’abîment à cause de l'humidité. Des mosaïstes sont alors recrutés pour les reproduire. Les sanpietrini ouvrent des ateliers et partagent leur savoir-faire. L’art oublié renaît à travers l’Europe.

Le milieu du 19e siècle signe le grand retour de la mosaïque avec l’Éclectisme. Ce mouvement architectural emprunte à différentes époques, il adopte une profusion de matériaux et de couleurs. Ainsi, Notre-Dame de la Garde à Marseille, la basilique du Sacré-Cœur à Paris, le Panthéon ou encore le Grand Palais. 

Vue du sol du restaurant Le Globe à Rennes.

Le sol du restaurant Le Globe sur le boulevard de la Liberté est une réalisation Odorico.

Droits réservés : ©Arnaud Loubry

Parlez-vous mosaïque ?

L’architecture et la mosaïque ont leur vocabulaire. Avant de partir sur les traces d’Odorico, mieux vaut connaître quelques termes qui vous permettront d’y voir plus clair : 

  • le paillasson : orne le seuil de l’entrée, un lieu de passage obligé entre la rue et l’intérieur ; 
  • le tapis : comme son nom l’indique, reproduit au sol l’ornementation du tapis ;
  • la plaque : annonce à qui on s’adresse (dentiste, assureur…) ;
  • les ornements de façades : les détails d’architecture extérieurs ;
  • les tympans : désigne la surface verticale triangulaire d’un fronton ou l’espace semi-circulaire d’un portail. 

À chaque couleur son minerai

Les couleurs des tesselles correspondent aux matériaux utilisés pour les obtenir. 

À chaque couleur son minerai : manganèse pour le violet, cobalt pour le bleu, cuivre pour le rouge ou le vert, nickel pour le marron, platine pour le gris, urane pour le jaune et le noir.

Les mosaïques Odorico

Maintenant que vous êtes incollables sur la mosaïque et sur la famille Odorico, vous voulez partir en quête des tesselles. Rassurez-vous, vous n’aurez pas à chercher les décors disséminés aux quatre coins de la ville : Destination Rennes propose des visites guidées sur les traces d’Odorico.

Si vous préférez y aller seul, voici une liste non exhaustive des lieux à voir ou à apercevoir.

Odorico a habité le quartier de la « Petite Californie ». Forcément, les traces y sont nombreuses :

  • la crêperie Bretone, 7 rue Joseph-Sauveur, ancienne maison des Odorico ;
  • le bar Le Hibou, 10 rue Dupont-des-Loges, ancien espace d’exposition de l’entreprise ;
  • le restaurant-brocante Alaska, 14 rue Dupont-des-Loges ;
  • la maison au 31 rue Dupont-des-Loges ;
  • l’immeuble « Poirier » (du nom de l’architecte), au 7 avenue Janvier ;

L’immanquable reste la piscine Saint-Georges au 2 rue Gambetta.

Et dans le désordre : 

  • la maison au 15, rue Saint-Martin (ornement) ; 
  • la librairie au 3, rue Victor-Hugo (paillasson) ;
  • la boutique au 25, rue Maréchal-Joffre (il faut passer la porte) ;
  • La Poste, place de la République ;
  • l’immeuble au 18, rue de la Monnaie (regarder à travers la porte vitrée) ;
  • le magasin au 3, rue de la Monnaie (paillasson) ;
  • le restaurant au 1, rue Saint-Michel (ornement) ;
  • le restaurant au 30, boulevard de la Liberté (sol et lambris) ;
  • l’immeuble au 9, rue d’Antrain (ornement).

Près d’une cinquantaine de lieux ont été recensés. D’autres seront immanquablement découverts à l’occasion de rénovations : il suffit parfois d’ôter un vieux lino pour découvrir un Odorico.

⏩ Destination Rennes propose une carte de la ville (lien externe) avec les endroits où des mosaïques sont visibles. 

Odorico se découvre aussi à l’extérieur de Rennes puisque des œuvres sont recensées dans 122 villes du Grand-Ouest. Et il y en a pour tous les goûts : 

  • foisonnant : la villa Le Carhuel de M. Fricotelle, à Étables-sur-Mer ;
  • fruité : le fronton du magasin Perrier-Baron, à La-Guerche-de-Bretagne ;
  • fier : le coq de l’usine Morel et Gaté, à Fougères ;
  • bestial : le fronton de la boucherie Perrier à Chantepie.
Mosaïque au fronton du magasin Perrier Baron : une coupe avec des fruits aux couleurs vives.

Le fronton du magasin Perrier-Baron, à La-Guerche-de-Bretagne 

Droits réservés : ©Musée de Bretagne, collection Alain Amet

La piscine Saint-Georges : la mosaïque au service de l’hygiène

La piscine Saint-Georges est inaugurée en grande pompe le 4 juillet 1926. À la croisée des enjeux sanitaires et de l’histoire de l’art, l’édifice imaginé par l’architecte Emmanuel Le Ray est ornementé de mosaïques Odorico. Il est aujourd’hui classé monument historique.

En 1921, il n’y a que 16 piscines chauffées recensées en France. Il y en a alors 467 en Angleterre et 591 en Allemagne. C’est peu dire que nous sommes en retard ! Les élus décident de se jeter à l’eau et prévoient la construction d’un grand bassin de natation.

L’idée est de « faire de Rennes une ville bien moderne et des plus hygiéniques », précisent les documents de l’époque. Malgré les efforts déployés par l’administration Janvier dans le domaine sanitaire et social (construction de crèches, dispensaires, écoles…), la ville pêche encore sur l’offre de bains froids. Les installations sont rudimentaires et l’eau utilisée, celle « souvent douteuse de la rivière Vilaine et du canal d’Ille et Rance ».

Un terrain situé au nord de l’ancien couvent est sélectionné pour le projet. Emmanuel le Ray se charge des plans. Le style sera hérité du style beaux-arts du tournant du siècle : arc surbaissé, pylônes ornés de médaillons et sommés d’amortissements à la manière des halles ferroviaires…

Propre et beau donc ! 

Odorico fait des vagues

Trois marchés sont passés de gré à gré avec des entreprises spécialisées : Gentil et Bourdet de Billancourt pour les décors de grès flammé ; Grouvelle et Arquembourg pour la production d’eau chaude ; Odorico fils se charge de la céramique.

Si la piscine Saint-Georges reste dans les mémoires comme l’un des fleurons de la famille Odorico, le cahier des charges a laissé très peu de marge de manœuvre au décorateur. L’utilisation de la mosaïque traduit les soucis hygiénistes de la conception : le matériau est lavable à grandes eaux et est réputé imputrescible. Du sol aux murs en passant par le bassin, tous les revêtements sont donc en mosaïque de grès cérame rehaussée d’une pointe d’émail.

Les indications de motifs et de couleurs sont données par l’architecte, et la seule intervention expressive du céramiste se trouve dans la frise de vaguelettes et de volutes qui orne le pourtour du bassin. Réalisée dans des nuances de bleus et de verts avivées par des tonalités jaunes et brunes, elle semble accompagner le mouvement et les clapotis de l’eau.

En 1933, 60 000 baigneurs viennent pratiquer des jeux d’eau au milieu des œuvres d’art d’Isidore Odorico. 

La mosaïque bleue du bassin est ornée d'une vague dorée.

 La frise de vaguelettes et de volutes qui orne le pourtour du bassin de la piscine Saint-Georges

Droits réservés : ©Musée de Bretagne, collection Alain Amet

Daniel Enocq : chercheur d’Odorico

La vie destinait plus Daniel Enocq à rester sur le carreau qu’à devenir un expert en mosaïque Odorico. Dix-huit ans après son arrivée à Rennes, le concierge de la rue Paul-Bert recolle les morceaux d’une passion née par hasard dans un immeuble de la rue Aristide Briand.

Une vie en mosaïque, fragile comme la faïence, propice aux défaillances. Ainsi pourrait-on résumer le parcours de Daniel Enocq. Né quelque part sur les pavés de Roubaix, le Nordiste aurait pu rester sur le carreau des mines de charbon, mais il était écrit que le destin avait d’autres projets pour le pupille de la nation : les petits carrés de couleur l’ont aidé à recoller les morceaux d’une vie jusqu’alors éparpillée.

Le chercheur d’art autodidacte est aujourd’hui unanimement salué comme expert ès Odorico. Au point, même, de devenir incontournable : « On m’a consulté pour monter la grande exposition Odorico aux Champs Libres ; j’ai été invité dans l’émission “Des racines et des ailes” ; le Figaro a parlé de moi, et je ne compte plus les articles parus dans Ouest-France », sourit Daniel Enocq, également co-auteur de deux livres dédiés à l’œuvre des mosaïstes transalpins. Sans l’ancien maçon-coffreur, un pan de l’histoire de l’art rennaise serait tout simplement resté tapi dans l’ombre des grands murs rennais.

Portrait de Daniel Enoch allongé au sol, sur une mosaïque Odorico

De découvertes fortuites en quêtes exploratoires, Daniel Enoch est devenu un expert de la mosaïque Odorico 

Droits réservés : ©Christophe Le Dévéhat

Le hasard et l’art déco

Mais avant de trouver sa voie, l’enfant du Nord a emprunté de nombreux chemins de traverse : « J’ai d’abord été envoyé dans le Jura, où ma famille d’accueil m’a redonné goût aux choses. Puis je suis parti sur un coup de tête, à l’âge de 18 ans. » Direction Rennes, où il cire sur les bancs de la gare, avant d’enchaîner les petits boulots et de trouver un poste de gardien d’immeuble, rue Paul Bert, en 2001.

Le hasard pouvait enfin bien faire les choses : « Je fréquentais un bar-épicerie à côté de chez moi. Un jour, le patron m’a demandé d’aller livrer un colis dans un immeuble haussmannien de la rue Aristide Briand. Je suis tombé sur ce tapis en mosaïque dans le hall d’entrée. Ça a été le coup de foudre immédiat. » Dix-huit ans après, les éclairs du génie italien illuminent toujours sa vie, et la petite musique des mosaïques Odorico n’a pas cessé de lui trotter dans la tête.

Après avoir écumé les adresses du livre référence « Odorico : mosaïste art déco » signé Hélène Guéné, Daniel Enocq a décidé de mener sa propre (en)quête. Des week-ends entiers, passés sur son temps libre, seul ou avec son fils, à pousser les portes des maisons rennaises et à écumer le grand ouest, à la recherche du chef-d’œuvre oublié. « C’est devenu une obsession, mes amis me disaient : “Daniel, arrête avec ton carrelage, tu nous saoules.” Moi, je leur répondais : “Ce n’est pas du carrelage, c’est de la mosaïque.” » 

Le chant du rossignol

Une fresque oubliée dans un jardin, une salle de bain aux motifs égyptiens… « Mon rossignol de gardien d’immeuble m’a été bien utile, pour pouvoir pénétrer à l’intérieur des propriétés. » Des centaines de voyages exploratoires plus loin, le collectionneur revendique le plus grand inventaire jamais consacré aux mosaïques Odorico. Soit environ 20 000 photographies et plus de 3000 adresses dans le Grand Ouest répertoriées à ce jour.

Expert, collectionneur, archéologue, chasseur de trésors, chercheur d’or Odorico, le concierge de la rue Paul Bert est aussi un sauveteur en art. Pas peu fier d’avoir exhumé quelques trésors perdus sous des couches de tapisserie ou de carrelage, comme dans cette ancienne poissonnerie de la place Sainte-Anne. Dans un magasin de chaussures smart de la Rue de Châteaurenault, le spécialiste en smalt a exhumé un sol entier orné de cercles d’or entrelacés. « Le propriétaire de la boutique avait découvert un fragment de mosaïque dans un cagibi. » Dans le placard à balais, pas de sorcière ni d’amant, mais une œuvre parfaitement conservée ! Au restaurant L’Arsouille ou à la Quincaillerie générale, il a remis au goût du jour des fresques perdues dans la nuit des temps. D’un garage de Challans à une boucherie de Romillé, le chineur déniche toujours et n’a pas son pareil pour voir les pépites briller. « Quand on connaît l’importance d’Odorico, redécouvrir tout cela n’a pas de prix. »

Les années folles et Gatsby le magnifique

« J’aurais aimé vivre à cette époque là, au début du 20e siècle. Les années folles, Gatsby le magnifique… » Un brin nostalgique, Daniel Enocq entend encore les échos de cet âge d’or Art déco, quand tout Rennes s’arrachait les mosaïques d’Isidore Odorico. Une patte inimitable et désormais sans secret pour le défricheur rennais : « certains dégradés de couleur, la dominante du couple bleu-or, ainsi que les fameuses petites tulipes bleu turquoise… Tout cela fonde le style Odorico, et j’avoue que je reconnais leur patte au premier coup d’œil. »

Trois mille adresses plus loin, un palmarès se dégage : « sans hésiter, je citerai la fastueuse piscine de Rou Marson, non loin d’Angers. Toujours au rayon douceur angevine, il y a l’incontournable Maison bleue, sans oublier l’Hôtel Salamandre situé juste en face, avec sa somptueuse salle de réception, son balcon pour orchestre… Il y a enfin la pieuvre ornant la terrasse de cette maison bourgeoise avec vue sur la mer, à Étables-sur-Mer… »

Daniel Enoch souriant et au premier plan des mosaïques qu'il aime tant

Daniel Enoch prend la pose à l'entrée d'une maison dans le quartier des Odorico.

Droits réservés : ©Christophe le Dévéhat

Odorico au bain révélateur

Et Daniel Enocq d’avouer son péché mignon : « Les salles de bain ! À mon avis, c’est là qu’Isidore Odorico s’est le plus éclaté, qu’il a pris le plus grand soin de son client. Au total, j’en ai visité une quarantaine. »

Longtemps ringardisée et remisée dans le placard à balais de l’histoire de l’art, la mosaïque est revenue au goût du jour à la faveur d’un retour de mode, et, bien sûr, du travail de fond de Daniel Enocq. « Les factures établies par l’entreprise Odorico ont disparu, il est par conséquent difficile de savoir dans quelle direction orienter les recherches. » Le chercheur d’art a remis la main sur une partie des dessins du maître Isidore, aujourd’hui consultables en ligne sur le site du musée de Bretagne.

Reste-t-il encore des choses à découvrir ? « Pour ce qui est des lieux publics, des églises ou des œuvres sur les façades extérieures, je pense avoir accompli le plus gros du travail. Par contre, derrière les murs des propriétés privées, c’est une autre histoire. Je dirais qu’il reste 90 % du patrimoine Odorico à révéler. Certaines œuvres disparaissant avec les nouveaux chantiers urbains, je pense que les pouvoirs publics devraient prendre des mesures pour protéger ce patrimoine inestimable. »

À l’image du projet de parc en mosaïque imaginé par son ami Jérôme Massart dans le cadre du budget participatif, les petits carreaux de couleur n’ont pas fini de pixelliser Rennes. Après avoir broyé du noir charbon, Daniel Enocq voit quant à lui la vie en couleur et rêve la ville en bleu turquoise. Et peut même se payer le luxe de prendre en rêve un bain dans l’intimité cossue de ces riches intérieurs art déco, sous les ors d’Odorico.

Portrait de Daniel Enoch par Jean-Baptiste Gandon.

Odorico, l’art de la mosaïque, Daniel Enoch et Capucine Lemaitre, Éditions Ouest-France, 2018. 

Sur les pas d'Odorico à Rennes, Daniel Enoch et Capucine Lemaitre, Éditions Ouest-France, 2018. 

Vous aussi, menez l'enquête !

Vous habitez un immeuble ou une maison, et vous pensez reconnaître une œuvre signée Odorico ? N'hésitez pas à contacter Daniel Enocq au 06 17 65 12 37 ou sur l'adresse mail : enocqd@gmail.com